Services des Archives - Fiches biographiques

René Char
Un essai
Simon Popp

Tel que paru pour la première fois dans le Castor™ du 5 mai 2021.


     I - Quelques mots en guise d'introduction :

A) Vous connaissez l'effet Dunning-Kruger ? 

L’effet Dunning-Kruger, aussi appelé effet de "surconfiance", est un biais cognitif (*) par lequel les moins qualifiés dans un domaine en arrivent à surestimer leur compétence.

(*) Une déviation de la pensée.

Ce phénomène a été décrit au moyen d’une série d'expériences dirigées par les psychologues américains David Dunning et Justin Kruger. Le résultat de leur étude a été publié en décembre 1999 dans la revue Journal of Personality and Social Psychology (volume 17, no. 6).

Son contenu est une chose que l'on peut facilement confirmer dans les endroits où l'on sert des boissons fermentées (ou distillées) et dans la plupart des réunions, notamment celles dites de famille :

Ceux qui en connaissent le moins sur un sujet quelconque (le sport, la conduite automobile, la politique, l'assurance et même la cuisine...) ont tendance à exprimer avec beaucoup d'emphases leurs opinions.

   Tandis que :

Ceux qui connaissent en profondeur les mêmes sujets sont plutôt enclins à se taire et à écouter.

C'est ce qui me porte à vous parler de René Char, aujourd'hui.

B) Est-ce que je connais ce qu'est la poésie ?

Peu ou pas. Tout ce que je sais, c'est que j'ai commencé à en lire il y a une soixantaine d'années. Ajouter six ou sept ans de plus si vous considérez que les fables de La Fontaine - qu'on m'a forcé longtemps à apprendre par coeur bien avant qu'on enseigne ce qu'étaient des vers et des mots qui rimaient - sont du domaine de la poésie. 

La Fontaine ? Je le considère comme un des plus grands versificateur de tous les temps. - Hugo serait - à mon avis - le plus grand des poètes ayant écrit en français à ce jour. - Mes plus beaux vers, je les ai lus chez Racine. - Mais j'aime bien Prévert, Trenet, Brassens, Aragon, Valéry... - Mon préféré ? Verlaine. - Quoique, si vous me l'aviez demandé hier, je vous aurais répondu Marceline Desbordes-Valmore et demain, je vous répondrais par un autre nom.

Mais je triche souvent en lisant Shakespeare, St. Vincent-Millay, Virgile et beaucoup d'autres.

Those, comme disait le regretté Voltaire (très mauvais en vers), are my credentials. - Autrement dit : ma compétence se limite (en poésie) à mes lectures.

C) Est-ce que je pense que, depuis Breton, la poésie n'existe plus ?

Un mini-aparté :

Le pianiste et compositeur, Thelonius Monk, répondit un jour à un journaliste, qui lui avait demandé quels genres de musique il préférait : "J'aime tous les genres de musique."

"Y compris le Country et Western ?" avait insisté son intervieweur.

Monk s'était alors retourné vers son gérant et lui a demandé : "Est-ce que le monsieur est sourd ?"

Je lis de la poésie parce que tout ce qui est écrit m'intéresse et ce, depuis, comme je viens de le dire, soixante ans et je continuerai à lire jusqu'à je n'en serai plus capable toutes les poésies qui me tombent ou me tomberont sous la main, notamment les anthologies, les tragédies en vers, les chansons dont on publie les textes, les éditions annotées d'oeuvres poétiques, les poèmes mis en musique, y compris les oeuvres d'amis et de connaissances qui publient à leurs frais des recueils en tous genres. En français, en anglais, en latin et, quand le temps me le permet et que j'ose me fier à des traductions, en allemand, en italien, en espagnol et en grec ancien. 

Et je note dans divers cahiers, bouts de papier, fiches et Post-it tout ce qui me frappe et que je ne veux pas oublier.

Est-ce que, en conséquence, je lis ou j'ai lu du Breton, du pré-Breton, du post-Breton, du Breton nouveau-genre ? Oui. Et ses émules, ses plagiaires, ses imitateurs, enfin tous ceux qui se sont avérés encore plus impénétrables, nébuleux, abscons et abstrus ou qui se sont crus poètes parce qu'ils n'ont jamais pu s'exprimer autrement ? Oui, également.

Ma pensée est très simple à propos de la poésie :

Elle existe pour exprimer l'indescriptible et non pas pour le rendre encore plus inintelligible..

Or, depuis des années, depuis bien avant Breton, l'obscurité, en poésie, semble être devenu un standard... 

D) René Char :

«Découvre-toi la fraîcheur commence à tomber
  Le salut méprisable est dans l'un des tiroirs de nos passions
  L'expérience de l'amour
  Glanée à la mosaïque des délires
  Oriente notre devenir...
»

«Avant de rejoindre les nomades
  Les séducteurs allument les colonnes de pétrole
  Pour dramatiser les récoltes...
»

«Enfants qui criblez d'olives le soleil enfoncé dans le bois
  de la mer, enfants, ô fronde de froment, de vous l'étranger
  se détourne...
»

«Il ne fait jamais nu quand tu meurs,
  Cerné de ténèbres qui crient,
  Soleil aux deux pointes semblables.
  Fauve d'amour, vérité dans l'épée,
  Couple qui se poignarde unique parmi tous.
»

«Où passer nos jours à présent ?
  Parmi les éclats incessants de la hache devenue folle à son tour ?
  Demeurons dans la pluie giboyeuse et nouons notre souffle à elle...
»

   Plus ceci :

«Pourquoi encore délivrer les mots de l'avenir de soi maintenant que
  toute parole vers le haut est bouche de fusée jappante, que le coeur
  de ce qui respire est chute de puanteur ?
»

Et il me semble avoir lu, de lui, il n'y a pas si longtemps un verbe, bivouaquer, utilisé dans un contexte où il n'avait pas sa place... sauf que ça avait un effet chic...

     II - René Char, un poète ou une vedette ?

Ce qui m'a toujours étonné à propos de René Char, ce n'est pas son côté «obscur» (*).

(*) La boutade en ce qui le concerne ("même traduit en français, il est incompréhensible") existait de son vivant.

Non. Ce qui a attiré mon attention sur lui, c'est l'engouement qu'ont eu pour son oeuvre à une certaine époque une quantité incroyable d'amateurs, supposément de poésie, qui ont tenté par tous les moyens de l'imiter. - Et surtout la critique qui, de son vivant, l'a littéralement encensé.

Un exemple flagrant de l'admiration qu'on lui professait, je l'ai retrouvé il y quand même quelques années dans une série d'articles d'André Rousseaux, parus entre 1951 et 1957 et repris en bloc dans dans le septième volume de Littérature du XXe siècle (Albin Michel) sous le titre de "René Char le juste" (sic).

(Comme c'est introuvable aujourd'hui, j'ai demandé aux responsables du Castor™ de reproduit ce bloc en annexe. - À lire ne serait-ce que pour apprendre à quel point, pour certaines choses, je suis patient.)

À savoir comment on peut qualifier ce texte, Copernique a déjà répondu indirectement en rédigeant une une chronique  il y a plusieurs mois sous le titre de «Comment écrit-on une critique d'un mauvais livre ?». Il parlait à ce moment-là de Fire and Fury de Michael Wolff paru chez Henry Holt and Company en 2018.

Pour y répondre, il cita en exemple à imiter un article paru dans le magazine Mind (New Series, vol. 70, No. 277 - janvier 1961) d'un éminent biologiste britannique, Brian Medawar qui s'en prenait au livre de Theilhard de Chardin (Le phénomène humain) publié quelques années auparavant et que certains avaient dit être "le livre de l'année" et même "du siècle" et dans lequel il [Medawar] disait que Theilhard avait utilisé "un vocabulaire savant, des métaphores insensées et des déductions absurdes pour avancer une théorie, qui n'avait aucun rapport avec la réalité physique de l'homme...", l'accusant même de s'être menti à lui-même par pure vanité.

(Le texte de Copernique est toujours disponible dans l'édition du 5 février 2018 du Castor™)

Sans trop m'efforcer, je pourrais écrire la même chose de cet article d'André Rousseaux sur René Char. C'est d'un sirupeux exigeant presque un avis indiquant au gens atteint de diabète de s'abstenir.

On y retrouve des énormités comme :

"La poésie de René Char ne s'établit pas par analyse, mais pas résonance."

"La vérité serait cruelle si elle n'était pas libératrice [...] et Char nous fait entrer cette vérité comme une lame dans l'âme..."

"Quand Char apparaît parmi les paysans et les pêcheurs de son pays, il nous révèle le vrai rapport entre la poésie et les ressources de la nature humaine."

"Dans la grande subversion où nous voyions glisser nos espérances [...], une authentique valeur humaine [...] un sens à nos attentes à la dérive."

"Dans le temps où «la terre grave et souffrante» laisse parfois les hommes qui l'habitent dans le doute de son destin, Char dresse parmi eux la stature de l'homme qui défie toute fatalité, parce que sa vie a soumis les rythmes du monde aux forces du coeur."

Etc., etc.

De deux choses, l'une :

Ou je n'ai pas assez lu de Char, ou je suis encore plus bouché à l'émeri que l'éditeur qui a refusé Proust, mais je n'arrive pas à comprendre qu'on ait pu écrire des choses semblables sans avancer non pas des preuves, mais quelques exemples, même si ces exemples eussent été tout aussi incompréhensibles.

Il faut apprendre à admirer des hommes comme Léautaud...

                             

Paul Léautaud                                   René Char

...qui disait qu'il se serait senti déshonoré si on lui avait attribué un prix quelconque.

Il parlait naturellement à la fois de prix littéraires, d'éloges, de compliments ou d'articles, comptes-rendus ou critiques dithyrambiques.

Or, sachant bien avant d'avoir lu une seule ligne de Char - parmi lesquelles que je viens de citer -, j'ai toujours été méfiant à son égard. Ce qui explique quelque peu ma réticence à trouver en lui un grand penseur comme on nous le montre sur sa photo "officielle" ci-dessus. 

(Non, mais a-t-on idée de se faire photographier ainsi quand on se dit "poète" !)

Ma véritable méfiance envers cependant lui est née quand j'ai commencé à lire ses aphorismes qui, dès que j'en ai eu pris connaissances, m'ont immédiatement fait penser aux maximes de La Rochefoucauld qui, dites à l'envers sont tout aussi valables que dites à l'endroit. 

      Exemple (La Rochefoucauld) :

«Le monde récompense plus souvent les apparences du mérite que le mérite même

au lieu de :

«Le monde récompense plus souvent le mérite que les apparences du mérite

En voici d'ailleurs quelques unes de Char. À l'inverse comme à l'endroit. À vous de décider lesquelles de chacune ont véritablement été écrites par René Char :

Prévoir en primitif et agir en stratège.
Agir en primitif et prévoir en stratège.

       Comment vivre en toutes connaissances ?
       Comment vivre sans l'inconnu ?

       Il faut être l'homme de la pluie et l'enfant du beau temps.
       Il faut être l'enfant de la pluie et l'homme du beau temps.

      Je ne puis être et ne peux vivre que dans l'espace et dans la liberté de ma haine.
      Je ne puis être et ne veux vivre que dans l'espace et dans la liberté de mon amour.

       La poésie vit d'insomnie perpétuelle.
       La poésie vit d'éveils momentanés.

       Le refus éclaire le visage et lui donne sa beauté
       L'acquiescement éclaire le visage et lui donne sa beauté.

       Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri.
       Les yeux sont seuls encore capables de se taire.

       Nous sommes du passé. Hier règne, aujourd'hui, sur la terre
       Nous sommes du futur. Demain règne, aujourd'hui, sur la terre.

       Signe ce que tu éclaires, non ce que tu assombris.
       Signe ce que tu assombris, non ce que tu éclaires.

       Un homme sans défauts est une montagne sans crevasses. Il ne m'intéresse pas.
       Un homme sans défauts est une montagne sans crevasses. Il m'intéresse.

   III - René Char, un fumiste ?

Cent trente ans après la disparition d'Arthur Rimbaud, bientôt 150 ans après la publication de ses derniers écrits, la critique commence à mettre en doute le côté révolutionnaire de son oeuvre et surtout son véritable «génie» qui, pour certains, consista à mettre de nouveaux mots sur ce que d'autres poètes, mois habiles, n'arrivaient pas à incorporer dans leurs oeuvres. On parle également du «dérèglement des sens», d'«expériences nouvelles», ce qui n'empêche par certains de mentionner le mot «fumisterie»

À chacun son opinion. Personnellement, pour ne pas, à vrai dire, avoir été vraiment, même jeune, impressionné par les «nouveautés» de ce poète dit maudit - ni par celles de notre Nelligan nationale - (je penchais plutôt, alors, vers Lautréamont et quelques américains), j'ai toujours été de l'opinion que les deux, Rimbaud et Nelligan - qui, je sais, ne devraient pas être mentionnés dans le même souffle - ne dépassaient pas la grandeur atteinte leurs prédécesseurs, que ces prédécesseurs aient été, selon le moment, Hugo, Lamartine, Baudelaire (surtout), Ronsard, Villon et même Ruteboeuf.

(Ce qui ne m'empêchait pas de lorgner du côté de Valéry, Éluard, Aragon et Prévert, tous très à la mode à l'époque comme je le mentionnais ci-dessus.)

Dans le même ordre d'idées, il y a un peu plus de trente ans que René Char est disparu et sa maison natale, transformée en musée, semble, soit avoir fermé ses portes, soit en phase de disparition.

Voici ce que j'ai pu retrouver sur Internet :

«La municipalité et la veuve du poète sont en désaccord sur l'esprit du lieu culturel : la maison René Char va donc être vidée de son contenu. Marie-Claude Char a décidé de retirer le fonds permanent, exposé à l'Isle sur la Sorgue, la ville natale de l'auteur de "Fureur et mystère"». (franceinfo:culture - sans date)

Son site officiel (Maison de René Char) ne répond plus et celui de l'Hôtel Donadei de Campredon où il mentionné dans une de ses sections ("vide, insuffisamment détaillée ou incomplète") - et donc sous toutes réserves - qu'on y retrouverait aujourd'hui "le bureau, la bibliothèque, ainsi qu'une exposition permanente sur la vie et l'œuvre du [poète]"...


(Photo du site)

(À comparer à l'appartement de Victor Hugo, Place des Vosges à Paris à la maison qu'il a habitée sur l'île de Guernesey, au musée Rimbaud à Charleville, au musée Balzac dans le 16e, etc.)

Plus est :

Dans les anthologies, l'espace que René Char occupait jusqu'à une dizaine d'années diminue. Les notes à son sujet contiennent moins d'informations et du poète du siècle qu'il était, il est devenu qu'"important". Bientôt, comme on le fait pour bien d'autres, célèbres en leur temps, on se contentera de le citer.

Je n'ai pas vérifié si son oeuvre était encore facilement disponible en librairie. Reste son volume dans La Pléiade. Serait-il un de ceux qui dépassent en nombre d'exemplaires vendus ceux de Rétif de la Bretonne ? Seul Gallimard le sait.

Tout ce que je peux ajouter, c'est que ce poète qui écrivait dans une langue dite "nouvelle" a su créer des imitateurs dont le nombre, hélas, n'a jamais cessé d'augmenter. 

L'obscurité, tout comme les écrans noirs qui font partie de certains logiciels, est devenu un standard.

Et, on a beau le répéter, son oeuvre n'a toujours pas été traduite en français.

 IV - Principales anthologies, autres volumes et documents consultés

  Le livre d'or de la Poésie française - Des origines à 1940
       Une anthologie de la poésie française
       Jean-François Revel
       Robert Laffont - 1984, 1989, 2016 

  Poésie française - Anthologie critique
       Marie-Louis Astre - Françoise Colmez
       Préface de Philippe Soupault
       Bordas - 1982

  La bibliothèque de poésie - 20e siècle
       Sous la direction de Jean Orizet
       Éditions France-Loisirs - 2004

  René Char
     
  Pierre Guerre
       Poètes d'aujourd'hui
       Éditions Seghers, 1999   

  XXe siècle
      
Lagarde et Michaud
       Bordas, 1966

  Dictionnaire des auteurs
       Laffont-Bompiani
       Robert Laffont - Bouquins - 1952

Oeuvres complètes
      Bibliothèque de la Pléiade - 1983 (*)

(*) Présentation de Daniel Poirion :

«On ne parle pas de René Char (1907-1988) : on le lit, on le dit, on l'entend, on le voit, tel un tableau de ces peintres, ces alliés substantiels qui l'ont parfois illustré, ou l'un de ces paysages où il s'est enraciné, entre la Sorgue et le Luberon, domaine poétique qu'il a défendu par des mots comme les armes à la main. Tout poète réinvente le langage. Le sien est fait d'alliances inouïes, "lyre pour des monts internés", approfondissant l'entreprise surréaliste jusqu'à l'expérience métaphysique la plus évidente et la plus nécessaire, celle de l'espace et du temps, à l'école d'Héraclite et de Heidegger. Couleur et douleur, soleil et rivière ou pluie, il faut "faire du chemin avec..."»

   Vidéos :

L'oeuvre poétique de René Char (Ça peut pas faire de mal)
Rencontre avec René Char
René Char – Un siècle d'écrivains 1907-1988 (Documentaire, 1998)
Une vie, une oeuvre : René Char (1907-1988)

V - Notes (importantes, les notes...)

Si René Char a fait des p'tits ?

Dans La Poésie québécoise (Anthologie) de Laurent Mailhot et Pierre Nepveu, édition 1990 (644 pages, chez Typo), plus de la moitié consistent en des poèmes qu'il aurait pu facilement signer.

Mais je n'ai pas répondu à la question que je [me] posais au début : "Est-ce que je pense que, depuis Breton, la poésie n'existe plus ?"

Non. La poésie existe toujours.

Et je ne parle pas d'Aragon, d'Éluard ou de Neruda, ni de la poésie didactique ou des paroles de chanson à trois strophes : je parle de certains poètes qui réussissent à nous transporter dans un monde qui fait maintenant partie d'un nouvel univers : le nôtre.

Je cite, par exemple, constamment les deux "vers" qui suivent de Lucien Francoeur :

«J'me tiens avec une indienne de 14 ans
 Y'a des aiguilles partout dans' chambre...
»
                                 (Vancouver, la nuit)

... que je dis tout à fait nouveaux et qui décrivent un atmosphère dans lequel, en quelques mots, un lecteur est immédiatement plongé... à la manière d'un haïku.

En anglais, je pense souvent à :

«I rode a tank
 Held a general's rank
 When the blitzkrieg raged
 And the bodies stank
»
                (Mick Jagger - Sympathy for the Devil)

... qui n'a pas besoin de plus amples explications et dont la sonorité même rappelle le côté que cent bouts de film ne peuvent pas créer l'image qui en ressort.

Mais je ne saurais passer sous silence Paul-Marie Lapointe qui fut, de son vivant, oui aussi, sévèrement jugé d'être opaque, hermétique et souvent incompréhensible que René Char dont il n'était pas un fervent admirateur.

Sa démarche, celle de Paul-Marie Lapointe, pourtant était claire et en cela, il a toujours été l'objet de mon admiration, particulièrement pour son oeuvre maîtresse, écRituRes :

« [Ìl faut s'] Imaginer, par exemple, un livre fait à partir des mots croisés. (...) Quelques centaines de groupes de mots donnés, de leurs définitions. Mots n'ayant entre eux aucune relation imposée par le discours ou l'entendement.

Les phrases (formées de définitions de mots-signes, donc à significations fermées, communes, acceptées, ou formés de mots-symboles, à significations multiples, ouvertes, infinies) s'élaborent accidentellement, chacune valant en soi, avec son univers propre. Puis, dans la relation des phrases, d'autres mondes se créent. Ainsi sont mis à jour des poèmes, proses ou vers, de courts récits, un texte inépuisable où l'imaginaire infiniment se déploie. Chacune des phrases ne génère pas la suivante, dont l'origine se doit d'être étrangère, sinon le déroulement logique s'introduit, menaçant les possibilités d'ouvertures. Une gratuité totale, différente cependant de la dictée automatiste - en ce qu'il n'y a pas cheminement d'une pensée, dictée de l'esprit, dans ses propres éléments-mots -, doit présider à l'enchaînement, à l'écriture-lecture.

Liberté aux mots, à chacun des sons, à chacun des groupes de sons (correspondant à quels multiples sens?) entre lesquels se distribue le langage. Que les adjectifs, adverbes, articles, conjonctions, interjections, noms, onomatopées, particules, prépositions, pronoms, substantifs, verbes, que les mots se croisent, que les mots soient croisés! Que les mots croissent et se multiplient, s'additionnent, se divisent, se soustraient! Que les mots, dans l'unité formelle et sémantique, hors de l'unité formelle et sémantique, signes continus, signes interrompus, aux caprices, aux contingences de l'écriture, au hasard, à la forme surgissante, par la machine à écrire ou le stylo, aux noirs aux blancs soient livrés! lancelots, percevals, purs galaads, mots pour le graal, enfin!

(...)

Déploiement des syntagmes ; antiphrases, pléonasmes, allégories, litotes, hyperboles, métonymies, catachrèses, métaphores ; locutions lancées, vicieuses, propres ; expressions pierres de fronde ; formules trahies, formules déplacées par les tactiques, surprise, ruse ; formules évadées du code dans la mêlée des modes infinis. Clichés foulés aux bottes ! slogans à la torture ! Que les quatre boucliers de l'orateur et son pavois - précepte, aphorisme, proverbe, sentence - deviennent son linceul ! Que soient phrasées les phrases du roi-et-maître, prêchard, politicriard, discoureur ! Que soient emportés dans l'inouï, dans l'humour et l'inattendu, dans le typhon de l'outre-sens ses discours, ses messages!
(...)

Solutions définitives. Solubles définitions. Qu'enfin les signifiants soient pour eux-mêmes et leurs amants, matière animée d'elle-même, de son contact avec l'autre, en son écriture, en sa forme, espace et volume, dans l'affrontement créateur. Croisade, croisement. Littéralement, dans les distorsions possibles de toutes formes, carrées, rectangulaires, autrement géométriques, si les mots se recoupent sur une grille visible ou invisible, de façon que chaque lettre d'un mot horizontalement disposé entre dans la composition d'un mot inscrit verticalement. Mais aussi, les mots sont de toutes autres façons croisées : dans celles de les joindre, dans celles qu'ils ont de traverser les phrases et de multiplier les signifiés, dans leurs définitions et solutions. Entremêlés, spatialement se provoquant, les mots s'illuminent, se lient, se caressent, s'épousent, s'autogénèrent, enfantent, créent leur monde.

Les mots jouent. Les mots se jouent dans la plus totale liberté.
(...)

Et la liberté des mots préfigure la liberté des hommes. L'imaginaire, puisqu'il s'agit bien de cela, définit les termes de la liberté

(La nouvelle barre du jour - octobre 1977)

Simon

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